Lee Soo Huyk : Histoire d'une grammaire visuelle au cinéma
- leoniejacquier
- il y a 7 jours
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Dernière mise à jour : il y a 7 jours
Et si la récurrence du pattern des rôles que jouait Lee Soo Hyuk au cinéma était due à une lecture sémiophorique de son visage ? Définitionnellement, un sémiophore est un porte signes : ce qui porte du sens, le transporte, même – et surtout – lorsqu’il est muet. Vient alors la question immédiate : comment un visage peut-il porter un sens et surtout, n’en porte-t-il qu’un seul ?

Masques vénitiens.
Un visage signale souvent, il incarne, il signifie, il impose une lecture avant même la parole. Pour certains philosophes ancrés dans le courant de la phénoménologie tels que Levinas[1], le visage est même la première injonction éthique. Lorsque l’on rencontre une personne que l’on connait il est aisé de reconnaître si elle est triste, fatiguée, enjouée, etc., et ce, avant même qu’elle ne nous ait informée de son état. Cela signifie que le visage possède un langage, constitué de signes, qui sont directement interprétables par l’autre, où, dans le cas du cinéma, directement interprétables par le spectateur. Mais ces signes sont-ils de l’ordre de l’inné, de l’acquis ou du codifié ? A fortiori, dans un art où l’un des socles fondamentaux repose sur le fait de « jouer », entendu au sens d’apprendre les codes d’un autre fictif, afin de les transposer.
Le film dans son ensemble, et non pas seulement l’individualité de l’acteur, « signifie », c’est-à-dire qu’il produit un ensemble de sens au moyen d’images mouvantes et de sons[2]. S’il signifie c’est qu’il offre aux spectateurs des significations[3]. Ces significations passent par le vecteur de ce que Émile Benveniste[4] a appelé : l’énonciation[5]. Pour comprendre ce qu’est l’énonciation il s’agit de dire que, dans un récit littéraire, des mots tels que « je », « ici », « demain », renvoient non pas à l’auteur réel du texte mais au personnage fictif qui énonce le récit. Lorsque Aurélien, du roman éponyme d’Aragon, à la fin du chapitre 38 dit « Pourrais-je vivre sans elle maintenant ? », ce n’est pas Aragon – l’auteur réel – qui l’énonce mais bien Aurélien – personnage fictif – qui le déclame.
Or, pour qu’il y ait un discours, un énoncé, il faut un locuteur (celui qui parle) et un auditeur (celui-qui reçoit l’énoncé). Dans le cas de la littérature comme du cinéma – et à l’inverse d’un discours politique – l’auditeur est le lecteur (ou spectateur) qui reçoit un énoncé de quelqu’un… qui n’existe pas. Si, à l’initié, l’énonciation dans le cinéma est ce qui permet à un film, à partir de potentialités inhérentes à cet art, de prendre corps et de se manifester, notamment par des adresses directes de personnages au spectateur courantes dans le cinéma burlesque, dans les films des Marx Brothers, ou encore ceux issus du music-hall[6], est-ce que l’on ne pourrait pas aller au-delà et postuler que l’énonciation se porte au sein même du visage de l’acteur, et que la figure de Lee Soo Hyuk – peut-être plus que d’autres – porte au sein même de sa structure des caractéristiques d’énonciation filmique ?
Le mot de « figure », usité à l’instant et souvent utilisé en synonyme de visage, est intéressant : d’ailleurs on parle régulièrement de « figure du cinéma ». Mais alors, pourquoi Lee Soo Hyuk est-il une figure du cinéma ? Le terme de « figure » est polysémique : la figure c’est d’abord l’effigie, matériellement produite, dérivée du latin fingo qui signifie « modelage ». Première définition intéressante : une figure est matériellement produite entendu au sens de modeler, c’est-à-dire qu’on lui donne les traits voulus d’un modèle a priori. Par ailleurs, en Gestalttheorie, il y a une opposition entre figure et fond : la figure est l’objet tandis que le fond est la substance. Cela signifie qu’elle n’est jamais l’idée mais le produit. En revanche, elle apparaît toujours devant le fond. Le contour appartient donc à la figure, parce que c’est précisément sur ce contour que les représentations s’accrochent. Or, la figure de l’acteur est bel et bien devant le fond du film, sans doute parce qu’il porte les contours de ce dernier. Mais vient alors un autre problème : les contours de la figure peuvent-il bouger ou, comme un modelage du Penseur de Rodin, sont-ils condamnés à la fixité de l’effigie ?
Si l’on reprend les enjeux de l’histoire de l’art en partant de la période du XVIIIe siècle, un artiste et académicien du nom de Charles Le Brun[7] a étudié ce que l’on pourrait appeler la « centralité de la face ». Il analyse la manière dont les passions sont projetées sur un visage comme sur un écran. Si les films projetés en 4K n’était pas l’apanage de son temps, le travail de la peinture était en revanche prolifique. Le travail du peintre, à cette époque, était précisément une réflexion sur les passions qui devait lui permettre de résoudre le problème de la représentabilité de ces mêmes passions, pour que l’image – fixe – fasse sens auprès du spectateur.
Or, le cinéma, à l’instar de la peinture, est également une question de projection. D’abord parce que l’on « projette un film », mais surtout on projette nos passions sur les acteurs du film. Mais, pour que l’on puisse projeter il faut qu’un mécanisme de reconnaissance se mette en place. Et pour que reconnaissance il y ait il faut qu’acteur et spectateur parlent le même langage, autrement dit les mêmes signes et les mêmes codes. Si le problème du peintre était la lisibilité des passions représentées, on peut postuler qu’il en va de la même problématique pour le réalisateur aujourd’hui. À savoir : comment montrer les passions afin que le spectateur puisse les lire ?
Mais s’il y a un travail d’écriture-lecture, c’est qu’il y a un travail de signifiant-signifié qui doit renvoyer au même concept. Comme le mot de caméra doit signifier dans sa matérialité une caméra réelle et non pas un guéridon (sans doute moins pratique pour filmer des longs métrages), si le réalisateur veut transmettre le mystère de son personnage, il serait alors dommage que le spectateur qui reçoit l’image l’interprète en scène de comique. Cela signifie qu’il y a des codes auxquels les passions et les émotions des acteurs répondent. Plus encore, s’il y a une façon codifiée de jouer la tristesse ou la colère, il y a une manière de la transmettre par le visage au-delà du simple jeu. S’il n’y avait pas de « fixation » du sens aucune peinture n’aurait pu retranscrire la tristesse quand bien même la personne qui se faisait tirer le portrait avait elle l’air triste.
Il y a des sens qui se portent et peut-être que le visage de Lee Soo Hyuk est plus enclin à porter certains codes que d’autres : peut-être alors que son visage précède son personnage. Ses traits longs, anguleux, à la beauté ascétique, sa neutralité expressive couplée à une corporalité dont la stature passe par la hauteur, appellent une lecture a priori. S’il est qualifié de prince, de « beauté froide » et catégorisé dans des rôles surnaturels ou dans des personnages où la froideur, le mystère et l’aura sont l’apanage de mise[8], ce n’est peut-être pas tant une volonté de direction artistique, de choix de jeu, qu’une lecture sémiophorique d’un visage et d’un corps qui signifient d’office cette lecture.
Le casting précède alors le discours parce que sa figure incarne l’idée du temps. Son visage requiert ces rôles : pommettes hautes et saillantes, mâchoire définie, cou long et lèvres fines, ce sont des critères esthétiques qui appellent plus des rôles princiers que de bouffon du roi. Ce n’est pas une question de capacité de jeu mais de message codifié (notamment par des normes esthétiques) par un visage, une industrie et des représentations d’une époque.Ce que l’industrie lit n’est pas un homme, mais un ensemble de signifiants, de passions portées par la structure osseuse qui auront la capacité d’être lues par le spectateur selon des codes sémiophoriques tacitement déterminés par l’époque artistique donnée.
Si, à l’époque de Le Brun, cette question de la représentabilité des passions est essentiellement une question de courtisans où l’interprétation des signes du visage de l’autre se présente comme une politique des rapports[9], on peut retrouver ces mêmes enjeux dans le cinéma. Il s’agit d’une herméneutique de la face où les enjeux de la lisibilité ainsi que de la maîtrisabilité du visage sont avant tout des enjeux vis-à-vis de l’autre. C’’est un rapport entre les visages qui ne cessent de se scruter, de se juger. Interpréter l’autre sans qu’aucune interprétabilité de soi ne puisse être possible. Lire le visage sans que le sien propre soit lu permet de prendre l’avantage.
Mais cette question de la lisibilité des signes du visages sans que sa propre herméneutique faciale puisse être faite est une comparaison que l’on peut faire entre l’acteur et le spectateur. L’acteur au cinéma n’aura pas d’autre choix que d’avoir un visage qui est lu, analysé, parfois projeté, par des codes communs entre lui et le spectateur. Le problème, c’est que le visage du spectateur, lui, ne montre rien. Il y a une imperméabilité absolue de la lisibilité du visage du spectateur par l’acteur qui est structurellement agencée : l’acteur est public et publiquement projeté, le spectateur est privé.
Le visage sémiophorique est donc une surface sur laquelle des signes s’affichent, s’accrochent. Au XVIIIe c’est une éducation pour le dessinateur qui va apprendre comment le visage devient porteur du signe de la colère, de la tristesse, etc., mais c’est également aujourd’hui une éducation pour le comédien. Mais, si c’est une éducation pour celui qui représente, c’est également une éducation pour celui qui regarde – le spectateur – puisqu’il faut nécessairement parler le même langage signalétique pour pouvoir déchiffrer le même sens, la même expression, le même message sur le visage.
À l’instar de la problématique du peintre qui consiste à savoir quel trait articulé pour que le visage qu’il peindra soit également lisible par le spectateur, l’acteur ainsi que le réalisateur s’instituent de la même problématique sur le spectacle vivant. Cela signifie que la lisibilité du visage est non seulement une compétence d’acteur qui devra savoir comment retranscrire exactement l’émotion voulue, mais c’est également une compétence de spectateur qui devra savoir lire la bonne émotion. Ce sont des codes artistiques et sociaux – comme à la cour). À la différence, on passe d’un duo (peintre-spectateur) à un trio : acteur, réalisateur, spectateur. Et, c’est notamment dans ce triptyque que s’ancre la problématique de Lee Soo Hyuk car dans cet intermédiaire entre le sujet-visage qui porte le signe (l’acteur) et le spectateur qui les lit, il y a un tiers qui projette la vision sémiophorique sur le visage et anticipe la lecture des signes chez le spectateur.
Cette typologie imposée au visage dans l’art pictural, on la retrouve dans les arts de la pantomime : c’est comme ça que l’on apprend à jouer. Seulement il y a une variation : le jeu d’acteur n’implique pas seulement le visage comme sémiophore, mais le corps entier. Exprimer une passion sur scène ce n’est pas seulement avec les traits du visage, contrairement à un tableau qui lui ne bouge pas, alors que le corps sur la scène et au théâtre est un mouvement. Cela amène alors des répertoires de postures : c’est une expressivité qui va dominer non pas seulement le visage du comédien mais l’entièreté de son corps comme sémiophore. Si l’on trouve des manuels qui vont normer la pratique théâtrale, au XVIIe, XVIIIe et XIXe, on le voit encore à l’œuvre chez certains artistes du tout début du cinéma tels que Chaplin ou Buster Keaton.
Cette entièreté du corps comme sémiophore on la retrouve une fois encore chez Lee Soo Hyuk, qui – sans doute déjà modelé par ses débuts dans l’industrie de la mode – à une manière de se mouvoir, de se tenir, de marcher qui correspondent à certains stéréotypes, ou tropes, de personnages fictionnels qui sont universellement connus, lus et partagés. La démarche assurée, le regard droit, la gestuelle, correspondent aux codes de personnages mystérieux, voire surnaturels, qu’il a incarné. En témoignent également les tendances des vidéos TikTok qui le présentent continuellement comme l’archétype sombre, mystérieux, et de fait irrésistiblement attirant, pour un public former à la lecture des signes de ces tropes. Sa taille même participe de cette lecture sémiophorique : la hauteur du corps comme phrase silencieuse d’une domination douce. Le pouvoir étant régulièrement associé à la hauteur – notamment pour des questions de regard – il est sans doute plus difficile d’imaginer Lee Soo Hyuk se courber sous l’influence de quelqu’un plutôt que de le dominer par sa stature.
L’ensemble de cette lecture que Lee Soo Hyuk ne joue pas mais porte malgré lui, peut notamment venir répondre à la question de savoir pourquoi est-ce qu’il est souvent perçu ou catégorisé dans les mêmes rôles. Simplement, parce que son visage en porte les codes communément partager entre acteur, réalisateur, spectateur et tropes artistiques. Mais, cela signifie que ces signes dépendent de codes institués, ce sont des sens références. Mais qui dit codes, dit standards, et donc variations.
Il y a, dans la typologie des traits de Le Brun, une distinction des passions qui n’est plus lisible par le spectateur aujourd’hui. La lecture est, de fait, surannée. Elle n’est plus seulement obsolète parce que le spectateur a perdu la compétence de lecture, elle l’est également parce qu’elle est, justement, standardisée pour être lue par l’ensemble du public. Or, la rigidité du code, la lourdeur du standard pèse et l’art a continuellement besoin d’en secouer les bords pour pouvoir continuer à créer et non pas seulement se répéter. Là est notamment le point de tension récurent de Lee Soo Hyuk qui, à maintes reprises, a signifié vouloir sortir de son répertoire de jeu qui, traduit sans le filtre du personnage public et de la célébrité qui imposent une retenue, signifie : « sortez moi des carcans de cet archétype de rôle, putain. Je. Ne. Suis Pas. Un vampire sexy ». Mais il est justement bloqué dans un répertoire de jeu dû au standard sémiophorique de son visage.
Quid de l’industrie ou du public qui a fixé son visage dans ces codes, c’est une question quasi tautologique. Sans doute que les traits de son visage en eux-mêmes appellent une lecture a priori que les gens de l’industrie ont perçus comme étant plus typiques de certains rôles. Sans doute que le public a eu la même lecture, aussi poussée par celle-là même des réalisateurs et directeurs de casting. Bref.
Cette sémiophorie des visages, ces codes porteurs de sens auxquels ils répondent avant même la parole ou le déroulement du synopsis, peut également s’avérer être un fiasco si le visage n’est structurellement pas adapté à la lecture : en témoigne les nombreuses critiques faites sur des films historiques où les acteurs castés avaient un physique jugé « trop contemporain » : c’était notamment le cas avec Lily-Rose Depp dans Mon Roi. Le visage joue donc bel et bien avant l’acteur, mais le problème est l’enfermement.
Peut-être alors que le changement récent de comportement de Lee Soo Hyuk notifié par certains fans peut être une tentative de changer, de renouveler les codes sémiophoriques auxquels il est associé. Il a dit vouloir essayer des rôles différents. Il ne serait alors pas étonnant qu’afin d’être catégorisé dans d’autres répertoires, il « casse » volontairement son image afin de casser le rôle qui lui est pré-attribué. Peut-être que sa gestuelle plus libre, fluide, moins contrôlée signifie une volonté de briser ce standard de posture à la Darcy dans Orgueil et Préjugés pour pouvoir jouer un garçon de café. Mais, pour jouer un garçon de café (et toute référence à Sartre serait purement fortuite) il faut aussi que le spectateur nous voit comme un garçon de café, sinon l’identification du rôle sera ratée.
Peut-être que les expressions plus libres de son visage sont la volonté de fracturer le rôle sémiophorique auquel sa figure a été assignée malgré lui afin de pouvoir s’affranchir de la lecture de signes, pour pouvoir non seulement changer de registre de jeu, mais également redevenir sujet plutôt qu’une simple surface symbolique exploitée.
Principiae
Bibliographie
AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel, MARIÉ, Michel et VERNET, Marc, Esthétique du film 125 ans de théorie et de cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma / Arts Visuels », 2021.
LE BRETON, David, « 3. L'autre du visage : l'ordre symbolique », Des Visages Essai d’anthropologie, Paris, Éditions Métailié, Suites Sciences Humaines, 1992, p.104-139.
GERBIER, Laurent, La Fabrique des passions, interview YouTube, Musées des Beaux-Arts de Tours, 2022. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=UpuZT9m1Uhc&t=1359s.
GERVAIS-ZANINGER, Marie-Annick, Au regard des visages Essai sur la littérature française du XXe siècle, Paris, Hermann. Coll. « Savoir Lettres », 2011.
[1] Levinas, Emmanuel, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, 1990.
[2] Aumont, Jacques, Bergala, Alain, Marie, Michel et Vernet, Marc, « Chapitre 3. Le film signifie : cinéma et langage » dans Esthétique du film 125 ans de théorie et de cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma / Arts Visuels », 2021, p.137-202.
[3] L’étude de la signification est une science appelée « sémiologie », dont le précurseur fut le linguiste Ferdinand de Saussure.
[4] Linguiste français majeur du XXe siècle.
[5] Cette nomenclature était, à l’initié, produite pour la littérature.
[6] Aumont, Jacques, op. cit.
[7] Toute l’analyse sur le sémiophore à travers Charles Le Brun provient de la lecture de Laurent Gerbier dans La Fabrique des passions. #5 Interview de Laurent Gerbier. [En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=UpuZT9m1Uhc&t=1359s].
[8] On peut le retrouver dans Tomorrow, Queen Woo ou encore Scholar Who Walks the Night.
[9] L’analyse reprend toujours celle faite par Laurent Gerbier sur le croisement de Descartes et de Le Brun.
Pour la version PDF voir "Publications".
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